Une contribution de notre camarade Jean Fabbri

Une contribution de notre camarade Jean Fabbri

La loi relative aux libertés et responsabilités des universités a remplacé un service public d’enseignement supérieur par un édifice violemment concurrentiel

Enseignant-chercheur en mathématiques et ancien responsable syndical, Jean Fabbri souhaite, dans une tribune au « Monde », l’établissement d’un bilan précis de l’autonomie des universités, mise en œuvre depuis 2007, alors qu’il en déplore les conséquences pour la recherche comme pour l’orientation des jeunes.

En 2007, à peine élu président de la République, Nicolas Sarkozy a mis en chantier une réforme profonde de la recherche et de l’enseignement supérieur. C’est la première grande loi adoptée en août 2007, connue sous le nom « Libertés et responsabilités des universités » ou sous son acronyme LRU. Il y a quelques mois, au nom de la modernisation et des défis du XXIe siècle, Emmanuel Macron s’est engagé à faire évoluer à nouveau le monde universitaire par un « acte II », dit-il, de l’autonomie.

Aucun bilan public n’a pourtant jamais été fait des profonds changements introduits en 2007. Certes, des coups de projecteur apparaissent ici ou là, tantôt pour célébrer des lauréats de prestigieuses récompenses académiques internationales, tantôt pour s’alarmer du stress produit chez les jeunes et leurs familles par la procédure Parcoursup d’accès à l’enseignement supérieur ou des difficultés sanitaires d’une part importante de la jeunesse. Mais ce kaléidoscope d’impressions ne vaut pas analyse. C’est pourtant essentiel et il y a urgence.

Aujourd’hui en France, plus des deux tiers d’une génération atteignent le baccalauréat, et l’accès facile aux réseaux numériques homogénéise plus que jamais l’environnement culturel de toute la jeunesse, par-delà d’indéniables disparités économiques. Malgré ces difficultés – mesurées par exemple par les enquêtes PISA et par la pénurie d’enseignants – qui creusent les inégalités, l’enseignement secondaire a aussi contribué, jusqu’ici, à forger un horizon et des aspirations communes. Celles-ci se brisent sur le mur des sélections territoriales et sociales que la loi LRU a patiemment et solidement dressé.

Voie de la concurrence

Voilà le résultat de choix délibérés, qui font violence à une grande partie de la jeunesse et qui minent les fondements de notre société. Il y a bien un avant et un après la loi LRU, ce qui, sans enjoliver le passé, doit amener à réfléchir, bien au-delà du monde universitaire, aux raisons de ce séisme.

Au prétexte que les activités de recherche s’exercent au niveau mondial, dans une forme de compétition vers l’avancée des connaissances (et en ignorant soigneusement toutes les phases d’échange, de vérifications qui les mettent en commun), la voie choisie par Nicolas Sarkozy et mise en œuvre par Valérie Pécresse, ministre de l’enseignement supérieur à l’époque, est résolument celle de la concurrence. Tout, absolument tout, de l’accès à une formation au travail et à la carrière des personnels dans la recherche et les universités, en passant par le financement des recherches, se jauge sous ce seul éclairage. Pas de critères partagés et encore moins d’arbitres de ces concurrences, mais une formule magique qui séduit par sa simplicité (comme une évidence, dit-on) et désarme ses détracteurs : l’excellence !

Les gouvernements chargés de mettre en œuvre la loi LRU ont usé jusqu’à l’écœurement des initiatives d’excellence, laboratoires d’excellence, équipements d’excellence, chaires d’excellence, pour défaire systématiquement un patrimoine et un potentiel de recherche et de formation postbac qui irriguaient à la fois le très large spectre du champ scientifique et, de manière plutôt équilibrée, l’ensemble des territoires.

Qui sont aujourd’hui les gagnants de la loi LRU, acte I de l’autonomie, préfigurant l’acte II annoncé ? L’« Etat stratège », formule répétée à l’envi par Valérie Pécresse et ses successeurs, a-t-il depuis dix-sept ans amélioré ses capacités d’anticiper les choix environnementaux, énergétiques, sanitaires, numériques ? Les étudiants sont-ils mieux formés ? Satisfaits de leurs parcours de vie et d’études ? Les chercheurs sont-ils massivement heureux de leurs conditions de travail ?

Bien que connues et, pour l’essentiel, négatives, les réponses ici ne troublent pas les promoteurs de ces choix politiques, qui prétendent à un argument imparable : celles et ceux qui sont mécontents ne sont pas excellents. Et les gouvernements, comme M. Macron aujourd’hui, sont satisfaits d’enfermer le débat dans ce mépris qui, par ailleurs, nourrit la critique des fonctionnaires. Car l’essentiel est ailleurs.

La loi LRU a remplacé un service public d’enseignement supérieur

Il y a des gagnants à la loi LRU. L’enseignement supérieur privé – essentiellement bien plus cher que le public, peu contrôlé et peu diplômant – a plus que doublé ses effectifs, pour atteindre plus du quart des étudiants. Le crédit d’impôt recherche et les « investissements d’avenir » – au total plus de 10 milliards d’euros par an – irriguent plus que jamais, avec le prétexte de l’innovation, des entreprises qui, dans le même temps, ne créent que très peu d’emplois scientifiques hautement qualifiés.

De manière cohérente, puisqu’il y a bien là un choix politique, par la logique de financement de la recherche sous la forme d’appels à projets, c’est vers les besoins de recherche appliquée que s’oriente le plus gros des flux budgétaires de l’Etat et des régions. Ainsi, toute une part de ce qui s’appelle recherche et développement, partie intégrante de l’activité des entreprises dans la plupart des pays, est assurée de près ou de loin en France par l’argent des contribuables.

La loi LRU a remplacé un service public d’enseignement supérieur à peu près homogène sur le territoire national – marqué en matière d’enseignement par une sélectivité et une reconnaissance des diplômes, fondés pour l’essentiel sur des critères de mérite académique homogènes – par un édifice violemment concurrentiel dont Parcoursup n’est malheureusement que l’un des jalons.

Si les jeunes bacheliers en sont, dans les semaines à venir, les plus affectés puisqu’ils sont conduits à se conformer à une lettre de motivation que la bureaucratie ministérielle leur a extorquée (et que, dans bien des cas, des parents ou des coachs ont écrite à leur place), les établissements universitaires et leur personnel en perdent leur horizon. Rien n’oblige à laisser en l’état, voire à amplifier avec l’acte II, une situation où les moyens affectés à une licence d’informatique, par exemple, passent du simple au double d’un établissement à l’autre. Au contraire !

Jean Fabbri est enseignant-chercheur en mathématiques, ancien secrétaire général du Snesup-FSU et ancien doyen de la faculté des sciences et techniques de l’université de Tours.

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